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sorte d'ubiquité inouïe, de tous les côtés à la fois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n'a pas des
percussions plus insensées et plus rapides. Les quatre roues passaient et repassaient sur les hommes tués, les
coupaient, les dépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient fait vingt tronçons qui roulaient à
travers la batterie ; les têtes mortes semblaient crier ; des ruisseaux de sang se tordaient sur le plancher selon
les balancements du roulis. Le vaigrage, avarié en plusieurs endroits, commençait à s'entr'ouvrir. Tout le
navire était plein d'un bruit monstrueux.
V. VIS ET VIRI 24
Quatre-vingt-treize
Le capitaine avait promptement repris son sang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dans
l'entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la course effrénée du canon, les matelas, les hamacs, les
rechanges de voiles, les rouleaux de cordages, les sacs d'équipage, et les ballots de faux assignats dont la
corvette avait tout un chargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonne guerre.
Mais que pouvaient faire ces chiffons? Personne n'osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, en
quelques minutes ce fut de la charpie.
Il y avait juste assez de mer pour que l'accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût été désirable
; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une fois les quatre roues en l'air, on eût pu s'en rendre maître.
Cependant le ravage s'aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans
la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les
frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s'était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La
batterie se disloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat ; les brèches au bordage se multipliaient et
la corvette commençait à faire eau.
Le vieux passager descendu dans l'entre-pont semblait un homme de pierre au bas de l'escalier. Il jetait sur
cette dévastation un oeil sévère. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie.
Chaque mouvement de la caronade en liberté ébauchait l'effondrement du navire. Encore quelques instants, et
le naufrage était inévitable.
Il fallait périr ou couper court au désastre ; prendre un parti, mais lequel?
Quelle combattante que cette caronade!
Il s'agissait d'arrêter cette épouvantable folle.
Il s'agissait de colleter cet éclair.
Il s'agissait de terrasser cette foudre.
Boisberthelot dit à La Vieuville:
Croyez-vous en Dieu, chevalier?
La Vieuville répondit:
Oui. Non. Quelquefois.
Dans la tempête?
Oui. Et dans des moments comme celui-ci.
Il n'y a en effet que Dieu qui puisse nous tirer de là, dit Boisberthelot.
Tous se taisaient, laissant la caronade faire son fracas horrible.
Du dehors, le flot battant le navire répondait aux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux
marteaux alternant.
V. VIS ET VIRI 25
Quatre-vingt-treize
Tout à coup, dans cette espèce de cirque inabordable où bondissait le canon échappé, on vit un homme
apparaître, une barre de fer à la main. C'était l'auteur de la catastrophe, le chef de pièce coupable de
négligence et cause de l'accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulait le réparer. Il avait
empoigné une barre d'anspect d'une main, une drosse à noeud coulant de l'autre main, et il avait sauté par le
carré dans l'entre-pont.
Alors une chose farouche commença ; spectacle titanique ; le combat du canon contre le canonnier ; la
bataille de la matière et de l'intelligence, le duel de la chose contre l'homme.
L'homme s'était posté dans un angle, et, sa barre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque,
affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d'acier, livide, calme, tragique, comme enraciné dans le
plancher, il attendait.
Il attendait que le canon passât près de lui.
Le canonnier connaissait sa pièce, et il lui semblait qu'elle devait le connaître. Il vivait depuis longtemps avec
elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans la gueule! C'était son monstre familier. Il se mit à lui parler
comme à son chien.
Viens, disait-il. Il l'aimait peut-être.
Il paraissait souhaiter qu'elle vînt à lui.
Mais venir à lui, c'était venir sur lui. Et alors il était perdu. Comment éviter l'écrasement? Là était la question.
Tous regardaient, terrifiés.
Pas une poitrine ne respirait librement, excepté peut-être celle du vieillard qui était seul dans l'entrepont avec
les deux combattants, témoin sinistre.
Il pouvait lui-même être broyé par la pièce. Il ne bougeait pas.
Sous eux le flot, aveugle, dirigeait le combat.
Au moment où, acceptant ce corps-à-corps effroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard des
balancements de la mer fit que la caronade demeura un moment immobile et comme stupéfaite. " Viens donc!
" lui disait l'homme. Elle semblait écouter.
Subitement elle sauta sur lui. L'homme esquiva le choc.
La lutte s'engagea. Lutte inouïe. Le fragile se colletant avec l'invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la
bête d'airain. D'un côté une force, de l'autre une âme.
Tout cela se passait dans une pénombre. C'était comme la vision indistincte d'un prodige.
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